Avec Éric

Avec Éric, c’est devenu la routine. Sauf toutefois le jour de son anniversaire, pour lequel sa mère a tenu absolument à ce que je participe à une petite fête intime, comme si j’étais de la famille. Elle a même précisé qu’il y aurait une « surprise ». Je suis venue avec une belle robe, une robe de soie, pensant que cela plairait à Éric et satisferait ce que je crois être son goût des étoffes. Et, comme cadeau, je lui ai apporté une anthologie de la poésie française contemporaine qui s’ouvre justement par un poème de Francis Ponge intitulé La Robe des choses : c’est peut-être viser un peu haut pour un garçon de son âge, mais depuis que nous avons parlé de Baudelaire, il n’a cessé de m’étonner ou, plus exactement, de me ravir par sa sensibilité poétique en éveil, en alerte.

Un gâteau piqué de quatorze bougies est là, au milieu de la table, avec une bouteille de mousseux, du jus d’orange, des chocolats, sur une nappe festonnée et repassée de frais. Éric est mieux coiffé que d’habitude, avec une raie bien tracée. Sa mère ne porte pas de tablier aujourd’hui, mais les bigoudis dans ses cheveux ont fait incomparablement leur office. Je comprends très vite que le père ne sera pas de la fête, que son travail le retient : ce n’est pas encore cette fois que je ferai sa connaissance. Des amis vont arriver. Sans doute est-ce là la surprise. Triste surprise. On sonne, on monte, la porte s’ouvre : c’est une femme accompagnant un enfant aveugle qui entre. On me le présente : Je ne voulais pas vous le dire à l’avance… voici Joël… c’est un camarade d’Éric, ils ont été pendant un temps dans le même établissement, pour des rééducations bien différentes, vous vous en doutez, mais ils sont restés amis, très proches, ils continuent à se voir (elle a dû sentir aussitôt l’erreur, l’incongruité de se voir, une bouffée de rouge monte à ses joues), et Éric, qui a sûrement dû vous parler de lui, a voulu qu’il soit présent en ce jour, avec sa maman que voici.

La situation me paraît étrange, mais je me déclare enchantée, je serre les mains qui se tendent vers moi, je m’assois à la table avec cette singulière compagnie que constituent les deux mères et les deux enfants infirmes. Je me sens tout d’un coup complètement hors jeu, étrangère, et je me demande, une fois de plus, ce que je fais là. Mais le gâteau est splendide et tout le monde a l’air content. Pour Éric, ce n’est pas tout à fait sûr. Pour Joël, comment savoir ? Il a un visage d’une douceur infinie, si muet pourtant dans la douceur qu’on ne peut imaginer qu’une émotion quelconque s’y inscrive. Il me paraît vraiment impossible à rejoindre. La maman, elle, n’est pas muette. Aussi accaparante et insinuante que l’autre, mais pas de la même manière. Avec beaucoup plus d’aisance et d’autorité. D’ailleurs, dès qu’elle commence à parler, je comprends. Vous êtes très connue chez les aveugles, me dit-elle, vous ne vous en doutez pas… eh bien, c’est ainsi… c’est sans doute à cause de la renommée qu’Éric vous a faite auprès de Joël… il vous admire tellement… et Joël a parlé de vous à ses camarades… ils voudraient bien que vous veniez dans leur institut leur faire la lecture… ils ont déjà demandé au directeur… rien ne peut être plus précieux que la lecture pour de jeunes non-voyants, vous le savez… rien ne peut être plus précieux, surtout, qu’une lectrice… quand elle a votre valeur et votre talent… n’est-ce pas Éric ? n’est-ce pas Joël ?… bien entendu, ils ont leurs livres… ils ont leurs caractères Braille… et ils ont aujourd’hui des disques, des cassettes… mais qu’est-ce qui remplacera jamais la chaleur d’une voix vivante comme la vôtre… vous devriez vraiment accepter cette proposition… ils vous attendent !

Elle s’est faite presque suppliante. Je ne sais que dire. Joël est toujours perdu dans sa douceur blanche. Éric regarde ailleurs. Tout le monde se tait. J’ai l’étrange sentiment que l’expression un ange passe se matérialise de la manière la plus parfaite. Un ange est là en effet, c’est peut-être l’un de ces deux enfants – lequel ? –, il flotte, il est entre nous, au-dessus de nous, présence immatérielle, d’une vérité physique pourtant étonnante, un effleurement, un bruit d’aile, impalpable, soyeux, à mon oreille, sur mon cou, sur ma peau et une fine lumière qui brille, tremble au milieu de nous. Ce sont peut-être tout simplement les bougies du gâteau que la mère d’Éric vient d’allumer. On les laisse brûler un moment, puis il doit les souffler, selon le rituel traditionnel. Rien n’est épargné. Le fauteuil roulant est poussé tout au bord de la table et Éric doit se pencher, assez péniblement, semble-t-il, pour éteindre les petites flammes. Joël sourit un peu, le visage tourné vers les lueurs qui vacillent, comme s’il les apercevait à travers le voile de ses prunelles. On trinque, on se passe de grosses tranches de gâteau sur les assiettes, on échange des compliments, des souhaits, on fait semblant de rire. J’ai maintenant la sensation exacte d’être dans un tableau qu’aurait exécuté je ne sais quel Breughel, sauf qu’il n’y a autour de moi, dans les objets que je vois et que je touche, rien de la riche substance de la peinture, ni la couleur, ni la chaleur, ni l’éclat, simplement je suis à une place insolite dans un ensemble curieusement composé, je me promène dans cette toile comme l’hôte étranger ou le généreux donateur qu’on a voulu loger dans le cadre d’une scène familiale. Mais rien n’est beau, sauf peut-être les yeux absents de Joël et le corps souffrant d’Éric, le tableau ne représente qu’un petit intérieur minable, avec des meubles pauvres, des objets en plastique ou en formica, des verres et des assiettes de bazar, des bouts de toile cirée qu’on voit à travers les œillets de la nappe. S’il pouvait au moins se transformer en tableau de Chagall, si je pouvais voler, nager dans l’espace, être aérienne, me retrouver la tête en bas sous le plafond !

La petite fête d’anniversaire atteint une sorte d’apothéose quand la mère d’Éric m’informe, sans me demander le moins du monde mon avis, que je vais maintenant passer dans la pièce à côté pour faire la lecture aux deux enfants qui se réjouissent, dit-elle, du merveilleux moment qui les attend. Elle a tout prévu, tout décidé ainsi. L’autre mère acquiesce avec un sourire béat et un air de décision non moins appuyé. Les deux femmes semblent d’ailleurs souhaiter rester ensemble pour papoter. Elles veulent tout à la fois me rendre à ma fonction et à un domaine qui ne saurait être le leur, même s’il se pare, à travers leurs enfants, d’un prestige exceptionnel.

Me voici donc dans la chambre d’Éric, avec les deux garçons. Eh bien, il n’y aura pas de concession de ma part ! Puisque je suis venue avec ce livre qui s’ouvre par La Robe des choses, ce sera La Robe des choses. J’ai pourtant deviné ou cru comprendre que Joël était plus jeune qu’Éric et sans doute d’une moindre maturité culturelle. Et Éric, lui-même, si illuminés que soient son esprit et son cœur de ses quatorze bougies d’anniversaire, est-il prêt à ces subtilités ? De toute façon, il est fier de cette lecture inaugurale d’un livre que je viens de lui offrir. Je commence :

« Une fois, si les objets perdent pour vous leur goût, observez alors, de parti pris, les insidieuses modifications apportées à leur surface par les sensationnels événements de la lumière et du vent selon la fuite des nuages, selon que tel ou tel groupe des ampoules du jour s’éteint ou s’allume, ces continuels frémissements de nappes, ces vibrations, ces fumées, ces haleines… »

Je lève la tête. Je ne sais plus très bien où j’en suis. Je ne sais plus très bien où sont ces ampoules, ces nappes, ces sensationnels événements de la lumière. Là-bas, de l’autre côté de la porte, sur cette table où les flammes des bougies ont basculé dans une fragile haleine de très jeune homme, dans une fausse fête flamande ? Ou ailleurs, dehors, sous un soleil et un vent inconnus, inaccessibles à chacun de ces adolescents ? Dois-je continuer ? Éric dit oui d’un signe de tête.

« … Apprenez donc à considérer simplement le jour, c’est-à-dire au-dessus des terres et de leurs objets, ces milliers d’ampoules ou fioles suspendues à un firmament, mais à toutes hauteurs et à toutes places, de sorte qu’au lieu de le montrer elles le dissimulent… »

J’hésite à aller plus loin. Je voudrais bien obtenir une réaction, une approbation peut-être. Éric a les yeux rivés sur moi. Je demande simplement, anxieusement : C’est beau ? Il me répond alors : Oui, c’est très beau, mais lui ne peut pas le savoir puisqu’il ne vous voit pas.